En 1994, la télévision russe était dominée par trois chaînes : ORT (aujourd'hui Pervyi Kanal), RTR (VGTRK) et NTV. Un employé de l’agence TASS se souvient : « NTV était la chaîne la plus regardée et la plus écoutée, ils avaient une équipe vraiment professionnelle. Mais il faut dire que la télévision publique produisait elle aussi de très bons reportages. Ça marchait comme ça à l’époque : il était normal de ne pas être d’accord avec les agissements du pouvoir et d’en parler librement sur une chaîne publique ».
Le responsable des reportages sur la Tchétchénie pour RTR (l'actuel VGTRK) était alors Alexandre Sladkov, qui est aujourd’hui « correspondant de guerre » et soutient l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il fait l’objet de sanctions de la part de tous les pays de l'UE pour propagande. En décembre 1994, Sladkov, âgé alors de 27 ans, tournait des reportages à Grozny sous le feu de l'armée russe qui s'apprêtait à prendre la capitale tchétchène d'assaut.
« Ils pilonnent massivement, sans discernement. Nous poussons des jurons et balançons nos infos, et voilà à quoi elles ressemblent : [à l’image, des corps de civils tués]. Un cauchemar. On se croirait au Vietnam. Mais pourquoi ? Mon grand-père était pilote pendant la guerre, mon père était pilote, j'ai moi-même servi dans l'aviation pendant huit ans, je sais ce que c'est que la guerre. Mais là, c'est un vrai... gâchis. Mettons qu’ils ne veulent pas vivre avec nous, eh bien quoi, il faudrait tous les tuer ? », déclarait Sladkov dans un film documentaire compilé à partir de ses reportages.
Près de 29 ans plus tard, pendant la guerre contre l'Ukraine, Alexandre Sladkov
félicitera ses amis pilotes d'hélicoptère lors du jour de l’aviation russe et mentionnera tout particulièrement sa fierté de connaître des anciens participants aux guerres en Tchétchénie.
La rédaction de Kavkaz.Realii a tenté de contacter le « correspondant de guerre » pour l’interroger, mais Alexandre Sladkov n'a pas répondu à notre offre d'interview.
Il faut noter qu’au fil du temps, des journalistes de publications non liées aux autorités russes ont eux aussi changé d’avis et de position.
Le défenseur des droits humains Alexandre Tcherkassov qualifie les reportages du correspondant de Radio Svoboda Andreï Babitski sur les deux guerres en Tchétchénie d’« heure de gloire » de Radio Svoboda. Mais en 2014, Babitski a réalisé plusieurs reportages dans les régions d’Ukraine contrôlées par les séparatistes et, à l’automne de la même année, il a quitté la station de radio. Depuis 2015, il vivait à Donetsk, collaborait avec les médias russes et la presse de la « République populaire de Donetsk », critiquait vivement l’Ukraine et soutenait le président Vladimir Poutine.
« Les reportages de Radio Svoboda sur la guerre en Tchétchénie constituaient l'une des principales sources d'information libre. Babitski, avant cette transformation, faisait un travail extraordinaire. Fut un temps où Sacha Evtouchenko, qui travaille aujourd'hui pour les médias d’État, travaillait également avec lui en Tchétchénie, et était tout à fait dans la même ligne. Je me souviens très bien d’un jour où nous, Radio Svoboda et Memorial, nous sommes rendus avec les équipes de NTV à Bamout, où ils voulaient tuer cinq prisonniers par jour. Et ce type de NTV qui était avec nous à Bamout est lui aussi passé plus tard "du côté obscur de la force" », raconte le défenseur des droits humains.
Vladimir Voronov, correspondant spécial du journal Sobesednik et du magazine Stolitsa, affirme avec force qu’il n’y avait pas de censure pendant la première guerre de Tchétchénie, que tout était « publié tel quel ». Selon lui, la censure n'était même pas possible techniquement, car elle aurait nécessité l'instauration de la loi martiale dans tout le pays et l'installation de mitrailleuses près de chaque rédaction.
L’homme politique estonien Marko Mihkelson, qui était alors journaliste et chroniqueur, dit n’avoir ressenti aucune pression de la part du Kremlin lorsqu'il travaillait en Tchétchénie. De 1994 à 1997, il a travaillé comme rédacteur au service des informations étrangères du journal Postimees à Moscou et, en février 1995, il a enregistré une interview du président tchétchène de l'époque, Djokhar Doudaïev.
« Les récits des journalistes russes sur la situation là-bas ne différaient pas beaucoup des autres : ils filmaient, montraient et racontaient en toute sincérité ce qu'ils voyaient. Personnellement, je ne remarquais pas de divergences avec les reportages des médias étrangers, ni de propagande des autorités russes dans les reportages », déclare notre interlocuteur.
Le défenseur des droits humains Alexandre Tcherkassov n'est pas de cet avis : « Les médias contrôlés par l'État ne faisaient que reprendre les informations données par les différents centres et structures des forces de l’ordre. Bien sûr, à l’époque, le pouvoir russe n’était pas en mesure de restreindre les autres médias, mais le flux émanant de l’État lui-même était monstrueux. De notre point de vue actuel, alors qu’il n’existe plus aujourd’hui aucune alternative, de telles affirmations peuvent paraître étranges, mais à l'époque, tout ce qu’ils racontaient au centre d'information, au centre de presse du ministère de l'Intérieur, etc. semblait monstrueux ».
Ce faisant, Tcherkassov souligne l'importance des documents publiés alors par les défenseurs des droits humains. « Memorial », en particulier,
a publié de nombreux textes, livres et articles à l'époque, et certaines publications traitaient également de la situation autour de l'information.
« [Nous analysions] la différence entre les deux flux d'information : le flux officiel et celui journalistique, et les informations officielles n’avaient aucun point commun avec les reportages des journalistes indépendants. Le livre Nous n’avions pas de sous-marin là-bas : chronique de la fumée : Kizliar – Pervomaïskoe traite justement de ça » déclare le défenseur des droits humains.
De quoi parle-t-on ? La guerre de l'information a été complètement perdue
En effet, le Kremlin, mécontent des critiques paraissant dans la presse, a utilisé des médias sous son contrôle pour
accuser les médias indépendants « d’exacerber la situation politique, de saper l’autorité internationale et les fondements de l’État, de trahir les intérêts du pays et de l’armée ». Le président russe Boris Eltsine lui-même
a déclaré que plusieurs publications existaient prétendument grâce au financement des partisans de l’indépendance de l’Itchkérie. L'argument principal était que les journalistes ne diffusaient soi-disant que la position des combattants tchétchènes.
L'ancien journaliste de NTV Andreï Tcherkassov n’est absolument pas d’accord avec cela : « Des colonnes de véhicules militaires avaient été détruites et un grand nombre de soldats russes tués. Et c’était impossible de le cacher, car à Grozny travaillaient alors des journalistes du côté tchétchène, et des agences internationales. Dès janvier 1995, des équipes de tournage de notre chaîne de télévision ont été présentes des deux côtés du front. J'ai fait partie de la première équipe de tournage de NTV qui est entrée dans Grozny du côté fédéral », raconte Tcherkassov.
Les journalistes que nous avons interrogés s'accordent à dire que, sur le plan de l'information, le gouvernement russe a perdu la première guerre de Tchétchénie. Le journaliste Dimitri Sochine estime que plusieurs raisons expliquent cette défaite, que l'absence de protocole de communication avec la presse n'est que l'une d'entre elles et qu’il faut absolument tenir compte du comportement des partisans de l'Itchkérie.
« Premièrement, Doudaïev donnait régulièrement des interviews. Jusqu'à l’assaut du palais présidentiel à Grozny au Nouvel An, il parlait aux journalistes presque quotidiennement. Et même [le chef de guerre tchétchène Chamil] Bassaïev se rendait dans les territoires neutres pour rencontrer les médias, et nous l'avons également filmé. Je suis donc d'accord pour dire que la partie tchétchène a indéniablement gagné sur le terrain de l'information », déclare Sochine.
Un photographe de l’agence TASS est d’accord avec cela : « Si même le ministre de la Défense criait partout qu’un seul régiment de nos parachutistes suffirait pour prendre cette ville et qu’au final tout le monde a été tué, de quoi parle-t-on ? La guerre de l'information a été complètement perdue ».
En août 1996, les
accords de Khassaviourt ont été conclus entre la Russie et la République tchétchène d'Itchkérie. Ils ont été signés par Aslan Maskhadov, chef d'état-major des forces armées de la RTI et Alexandre Lebed, secrétaire du Conseil de sécurité de la fédération de Russie. La signature de ce document a mis officiellement fin à la première guerre de Tchétchénie. En janvier 1997, Aslan Maskhadov remportait les élections présidentielles en Itchkérie.
Trois ans plus tard, au début de la « deuxième campagne de Tchétchénie », la Russie s’était parfaitement préparée pour une guerre de l'information : non seulement pour la gagner, mais également pour l'empêcher complètement d’avoir lieu. En décembre, le site Kavkaz.Realii publiera un texte expliquant comment le travail des journalistes en Tchétchénie est devenu plus compliqué en 1999.
À lire
ici, le premier texte en partenariat avec « Memorial » sur la façon dont Akhmat Kadyrov a été nommé président de la Tchétchénie .