Alexeï Makarov rappelle un autre problème auquel est confronté tout nouveau régime politique :
- Imaginons que nous décidons de renvoyer tous les juges ayant été impliqués dans des affaires politiques. Et maintenant ? Qui va juger dans les procès à venir ? C'est un constat auquel les réformateurs sont souvent confrontés : quand ils arrivent au pouvoir, les membres de l’appareil judiciaire en place, généralement, courbent l’échine et font ce que les nouveaux dirigeants leur disent de faire. Ces gens sont, qu’on le veuille ou non, des professionnels qui s’y connaissent dans leur domaine, même si leur niveau de compétence est très variable. De plus, les réformateurs n’ont personne pour les remplacer, et il faut bien que l’État fonctionne.
- Pour autant, il n’est pas nécessaire que ces gens dirigent l’État (référence à l’ancien tchékiste Vladimir Poutine)…
- Il faut tenir compte du fait qu'à la fin des années 1990, personne ou presque ne savait que Poutine avait travaillé non seulement en tant qu'officier de renseignement du KGB, mais qu’il avait aussi été impliqué sur le front idéologique. En plus, c’était une époque où il y avait eu plusieurs attaques terroristes, et la demande de voir un homme fort au pouvoir s’était faite de plus en plus pressante. Malheureusement, au début des années 2000, très peu de gens se sont élevés contre Poutine en rappelant qu’il venait du KGB. Pour la plupart des citoyens, ce n'était pas très important.
- Le KGB n’était donc pas perçu comme une structure criminelle ?
- Effectivement, la majorité des Russes ne voulaient pas le voir ainsi. Parce que dès lors que vous vous demandez si le KGB était ou non une organisation criminelle, vous devez nécessairement vous poser la même question sur le PCUS. Le PCUS était-il une organisation criminelle ou non ? Et si vous n’aviez été qu'un simple membre du PCUS et que, par exemple, vous n’aviez pas participé aux réunions où il fallait voter ? Et si vous aviez rejoint le parti, par exemple, pendant la guerre, alors que vous étiez au front ? Les gens ne pouvaient pas accepter l'idée qu'eux-mêmes et leurs proches avaient vécu et travaillé pendant des décennies pour un État criminel.
La Russie a eu une chance de porter officiellement un jugement sur le rôle historique du PCUS en 1991-1992, quand la Cour constitutionnelle a examiné une demande des communistes, qui souhaitaient l’annulation des décrets de Boris Eltsine sur la dissolution du parti et sur la saisie de ses biens. Nikita Petrov et ses collègues de Memorial avaient alors été chargés de rédiger une expertise sur cette question pour la Cour constitutionnelle.
- Notre objectif était d’ouvrir les yeux de la société et de prouver la nature criminelle des activités du Parti communiste de l'Union soviétique tout au long de son histoire, - explique Petrov.
Dans sa décision finale du 30 novembre 1992, la Cour constitutionnelle a reconnu que « les structures dirigeantes du PCUS ont été les initiateurs et les structures locales ont souvent été les exécutants d'une politique de répression à l'encontre de millions de Soviétiques, y compris à l’encontre des personnes ayant été déportées ». Cependant, la Cour n'a pas abordé la question de la constitutionnalité du parti lui-même, puisque le PCUS avait alors cessé d'exister et que son successeur, le KPRF, n'avait pas encore été enregistré. Cette décision mitigée a déçu les partisans de la lustration.
- La Cour a simplement constaté que les autorités avaient employé la violence et avaient enfreint les droits humains, et qu'elles avaient commis des crimes contre la population du pays. Je dirais donc qu’un jugement juridique avait été exprimé. Mais après cela, tout s'est ensablé, - déplore Nikita Petrov.
Les réformes économiques ont rapidement occupé le devant de la scène et la question du rôle du KGB dans la société soviétique a été reléguée à l'arrière-plan. Alexeï Makarov et Nikita Petrov s'accordent à dire qu'à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la Russie n'avait pratiquement aucune chance de mettre en œuvre la lustration : « Ils n’allaient pas se juger eux-mêmes ! »
- La question ne porte même pas sur la lustration en tant que telle, - poursuit Petrov. - Même si cette lustration avait été appliquée dans sa version idéale, le risque de voir la société retomber dans son passé et le risque de voir la restauration d’un pouvoir autoritaire n’auraient pas disparu. Ce qu’il faut regarder, c’est l’état de la société elle-même, c’est ce que les gens souhaitent. Nous pouvons discuter longtemps de notre passé et de notre présent, mais je ne peux pas dire que la lustration, ce soit la panacée, même si j'en suis un fervent partisan. Car les fondements rudimentaires de l'existence de la société ne peuvent pas être extirpés aussi aisément. Les gens ont été habitués pendant 70 ans à pratiquer la double pensée, à dire une chose et à en penser une autre, et il leur était très difficile de se réadapter. Pour que cela soit totalement relégué dans le passé, il faudrait sans doute qu’une nouvelle génération succède à la précédente dans un système pleinement démocratique.
– On ne peut donc pas dire que s'il y avait eu une lustration, Poutine ne serait pas président et il n’y aurait pas de guerre ?
– Cela n'aurait rien changé. Pour une raison simple. La lustration n'est pas une interdiction éternelle d'exercer une profession ; or de nombreux anciens officiers du KGB à la retraite ne travaillaient plus pour les services dans les années 1990. En quoi auraient-ils été menacés par la lustration ? La lustration est sans doute un bon outil de purification morale et éthique de la société, mais ce n'est pas une solution miracle garantissant qu'il n'y aura pas de rechute.
- Mais vous pensez tout de même qu’elle était nécessaire ?
- Je crois que c'était nécessaire, bien sûr. Cela aurait peut-être permis de consolider les fondements de la démocratie. Et cela aurait représenté une sorte de compensation morale pour ceux qui avaient souffert du système soviétique. Il reste que cela tous les problèmes n’auraient pas été résolus pour autant ; cinq à dix ans plus tard, des personnes ayant été visées par la lustration seraient revenues au pouvoir, et qu’aurait-on pu y faire ? En réalité, il aurait fallu une rupture. Il aurait fallu déclarer le système soviétique criminel et ne pas conserver ses lignes étatiques. La lustration aurait contribué à rompre avec cet héritage soviétique, mais cela ne s’est pas produit, et les pratiques soviétiques ont été reproduites.
Après le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine, la complexité de la tâche a doublé : la société aura à se prononcer sur le caractère criminel non seulement du régime soviétique, mais aussi du régime post-soviétique de Poutine (Alexeï Navalny, par exemple, a écrit à ce sujet dans son
manifeste rédigé en prison). Est-ce réaliste ?
- En ce qui concerne la société civile, elle a d’autres chats à fouetter en ce moment. Elle est occupée soit à aider les citoyens ukrainiens, soit à survivre en Russie ou à l'étranger, - souligne Alexeï Makarov. - Il s'agit en partie d'une histoire de génération. D'une part, il sera plus facile pour la nouvelle génération de se confronter à ces questions. D'autre part, la question est de savoir si cette génération aura à le faire.
- Je ne suis pas favorable aux approches simplistes. Beaucoup de gens considèrent la lustration comme une panacée, une façon d’effectuer un grand bond vers un avenir radieux, commente Ian Ratchinski. - La condition préalable à la lustration est la rupture radicale avec l'étape précédente, au moins sur une question précise. Il doit y avoir un critère de différenciation clair. Et il est très difficile d'imaginer cela dans un avenir proche. Ce qui pourrait se produire, ce serait plutôt une recertification de l'ensemble des dirigeants, des chefs des structures de force et des juges. Dans tous les cas, ce qui doit être jugé, c’est la responsabilité personnelle, et non l'appartenance à une classe sociale. Si un député a voté en faveur d'une loi criminelle, alors il faut le priver de la possibilité de poursuivre son activité législative. Si un juge a rendu un jugement illégal, il doit chercher un autre emploi. Si lustration il doit y avoir, elle devra se faire uniquement sur la base des actions concrètes des individus, et ceux qui la mettront en œuvre ne devront pas se laisser enivrer par le sentiment qu’ils purifient le pays.