« UN GRAND BOND VERS L'AVENIR RADIEUX »
La lustration il y a 35 ans et après-demain
Qui doit être puni pour la guerre et la répression, et qui doit être pardonné ? Qui doit être autorisé à participer à « la merveilleuse Russie du futur » que certains espèrent voir émerger après la fin du régime de Poutine ? Ces questions sont importantes et douloureuses. En Russie, contrairement à d'autres pays post-communistes, aucune lustration n'a été effectuée après l'effondrement de l'URSS, et aujourd'hui, d'anciens tchékistes discutent de géopolitique non pas dans quelque cuisine, mais au sein du Conseil de sécurité d'un pays qui est redevenu, aux yeux du reste du monde, « l'empire du mal ». Aurait-il été possible d'éviter une telle tournure des événements ? Le média « Sever.Realii » tente de répondre à cette interrogation complexe, avec l’aide des experts de Memorial.
Il y a 35 ans, le 30 octobre 1988, des descendants de personnes réprimées et des dissidents soviétiques se sont réunis à Moscou pour constituer Memorial, une organisation bénévole présente dans l'ensemble de l'URSS et consacrée à l'éducation historique (elle n'est devenue une organisation de défense des droits humains que plus tard). Lors de cette première réunion, les participants ont également abordé la question de la responsabilité des répressions mises en œuvre par le régime soviétique.

La transcription montre que la discussion a été animée et que toutes les positions avaient des partisans.

INTERVENTION DEPUIS LA SALLE

Je suis contre l’idée que leurs crimes soient imprescriptibles. Nous ne pouvons pas être comme eux et nous fonder sur le principe œil pour œil, dent pour dent. Nous devons révéler au grand public qui sont les responsables des actes qui ont été commis, pour qu'aucune de ces ordures ne puisse faire son nid dans les structures de l'État. La transparence totale est nécessaire. Mais ce qui n'est pas nécessaire, c’est de se venger en reprenant leurs moyens à notre compte. Leurs crimes font déjà partie de l'histoire, on ne peut plus décider qui a eu raison et qui a eu tort. Laissons chacun décider pour soi-même. (Autre intervenant : Mais nous n'avons pas l'intention de les fusiller !)

INTERVENTION DEPUIS LA SALLE

Camarades, je ne suis pas d'accord avec l'orateur précédent. Les ennemis - et on parle bien d'ennemis, de gens qui ont détruit un très grand nombre de personnes parmi les meilleures du pays, de personnes qui avaient réussi la révolution, qui avaient créé l'État… et maintenant on voudrait que je dise « merci » à ces salauds qui leur ont craché dessus ? Ils devraient être anéantis de la même manière qu'ils ont eux-mêmes anéanti ! (Applaudissements).

S. V. KALLISTRATOVA

Nous avons détruit des ennemis dans le passé, nous détruisons des ennemis aujourd’hui, nous détruirons des ennemis demain... Où cela s'arrêtera-t-il ? » La conférence constituante de Memorial a eu lieu quelques mois plus tard, en janvier 1989. La résolution adoptée à son issue indique : « Dans l'intérêt de la purification morale de la société, la Conférence estime nécessaire de reconnaître les répressions de masse comme des crimes contre l'humanité et d'organiser un procès public de Staline et de tous ceux qui se sont rendus coupables des répressions, tout en renonçant, dans un souci d'humanité et de clémence, à poursuivre les responsables encore en vie. »

Dans la Russie post-soviétique, les victimes de la répression stalinienne ont été reconnues comme telles et réhabilitées. Mais les bourreaux n'ont pas été jugés à titre individuel, les personnes impliquées dans des violations des droits humains n'ont pas été limogées de leurs postes officiels et les listes des agents secrets du KGB n'ont pas été divulguées. Les tchékistes et les fonctionnaires du parti ont continué à travailler au sein des organes du pouvoir. Les archives sont restées fermées.

Aujourd'hui, l'organisation Memorial a été liquidée par les autorités. En Russie, les listes d'agents de l'étranger se multiplient, des textes et des dessins valent à nouveau à leurs auteurs d'être envoyés en prison, les plaques installées dans le cadre du projet « La dernière adresse » disparaissent des murs des immeubles. Condamner la politique de l'État, même quand celui-ci se livre à une guerre d'agression, expose à nouveau à un danger mortel.

L'histoire ne répond pas aux questions posées au conditionnel - « et si... » - mais elle nous aide à prendre des décisions pour l'avenir. C'est dans cette perspective que Sever.Realii, en collaboration avec des experts de Memorial, tente de donner un sens à l'expérience du refus de la lustration à la fin de l'URSS dans le cadre du projet « 30 ans avant ».
26 Octobre 2023
Les opposants à la lustration appellent généralement à « ne pas céder à la tentation de la vengeance ». De ce point de vue, la lustration est perçue comme synonyme de répression : elle consiste à condamner toutes les personnes impliquées dans des crimes, peut-être même à les emprisonner, et en tout cas à les priver de leurs postes dans l'administration de l'État. Les partisans de la lustration rappellent que celle-ci concerne moins le passé que l'avenir : après un changement de pouvoir, un ensemble de restrictions législatives est nécessaire pour empêcher les représentants de l'ancienne élite de continuer de gérer le pays. En clair, il s'agit d'interdire à tous les « chiens de garde du régime », y compris ses hauts fonctionnaires, ses responsables des structures de force et ses propagandistes, d'exercer des fonctions importantes à l'avenir.

Le livre d'Evguénia Liozina « XXe siècle : Travailler avec le passé. Pratiques de justice transitionnelle et politique de la mémoire dans les anciennes dictatures », a été publié à Moscou en 2021. Après le début de l'invasion massive de l'Ukraine, il se lit comme une anamnèse : le lien entre la lustration et la démocratisation semble absolument direct et immédiat. L'Allemagne (Tribunal de Nuremberg), la République tchèque, la Pologne et les États baltes ont connu la lustration. En Ukraine, elle a commencé après 2014. En Russie, elle n'a jamais eu lieu.

« Alors que les libertés et les institutions libérales reculent et que la Russie se transforme en un État autoritaire aux politiques expansionnistes agressives, la société russe ne peut éviter de s'interroger sur les erreurs et les occasions manquées de la période de la perestroïka et du début de la période post-soviétique - l'époque de la naissance de la société Memorial. Après l'effondrement de l'URSS, le régime totalitaire soviétique n'a jamais été condamné publiquement, ses principaux organes répressifs n'ont pas été interdits, mis hors la loi ou dissous, et les hauts dirigeants du parti communiste et les responsables de la sécurité de l'État n'ont pas été empêchés de s'engager dans des activités politiques et autres activités publiques. En conséquence, les descendants de ces structures et leurs successeurs sont restés au pouvoir et s'y trouvent à ce jour, occupant des postes de premier plan dans la sphère publique, les médias et l'éducation. Aucun des auteurs des crimes du régime soviétique n'a été traduit en justice et les archives des services secrets sont toujours pratiquement fermées aux chercheurs », écrit Evguénia Liozina.

« Pour notre pays, il serait anormal et erroné de s'engager dans la lustration. Les Tchèques l'ont fait en 1992, de même que plusieurs autres pays post-communistes. En général, une loi sur la lustration est possible dans un pays où le régime est perçu comme une occupation et où, après son renversement, la lustration peut être appliquée aux "collaborateurs". C'est possible partout sauf en Russie, car le régime bolchevique est celui que nous avons connu toute notre vie, il n'a pas vingt ans, ni même quarante ans, mais soixante-dix ans », a écrit le défenseur des droits humains Arséni Roguinski en 2001 dans un article consacré au dixième anniversaire de la loi « sur la réhabilitation des victimes de répressions politiques ».
« C'est le régime que nous avons connu toute notre vie »
Arséni Roguinski, qui a été le président du conseil d'administration de Memorial International jusqu'à son décès le 18 décembre 2017, était opposé à la lustration. En revanche, le défenseur des droits humains qui lui a succédé, Ian Ratchinski, y est favorable. « Il n'y avait et il n'y a toujours pas de point de vue unique sur la lustration, ni de définition unique du terme », souligne-t-il.

Ratchinski cite deux raisons pour lesquelles la lustration aurait été difficile à mettre en œuvre dans l'URSS de la fin des années 1980 :

- Premièrement, bon nombre des initiateurs et des participants actifs des transformations démocratiques appartenaient à l'ancienne élite politique (Gorbatchev, Iakovlev, Eltsine, Chevardnadze, Kravtchouk, Brazauskas et bien d'autres), et il aurait fallu soit faire une exception pour certaines personnes, rendant ainsi la procédure totalement illégale, soit les remplacer par on ne sait qui. Deuxièmement (et c'est peut-être l'essentiel), la punition collective est, en soi, une « voie vers la sainteté » douteuse.

- En réalité, la fenêtre d'opportunité en la matière était très étroite. Cela aurait pu se produire seulement durant quelques mois à l'automne 1991. Après, les démocrates, qui sont encore restés au pouvoir pour plusieurs années, n'avaient plus, dans les faits, la possibilité de faire grand-chose, estime Alexeï Makarov, historien et archiviste à Memorial.

Il cite un autre argument allant à l'encontre d'une lustration à l'époque : la crainte d'une nouvelle guerre civile :
Ian Ratchinski
« La fenêtre d'opportunité était très étroite. »
Alexeï Makarov
- Il est possible que la plupart des gens n'étaient pas favorables à la lustration parce qu'ils ne voulaient pas d'une nouvelle effusion de sang. Et nous avons vu que la propagande de l'État a agité cette crainte avec succès en octobre 1993. En outre, les personnes qui étudiaient les archives ont attiré l'attention, à juste titre, sur le fait qu'il était très difficile d'apprécier à qui une éventuelle lustration aurait dû s'appliquer, surtout en ce qui concerne les gens qui collaboraient avec le KGB sans y appartenir officiellement. Prenons le cas d'un individu qui aurait été inscrit dans les registres du KGB parce que cette organisation devait remplir des quotas de recrutement de collaborateurs, et qui, par la suite, n'a plus jamais été approché : il a beau n'avoir rien fait, son nom est bien là, dans la liste des collaborateurs du KGB, et dès lors, si la lustration était mise en œuvre, il devrait se voir interdire d'être candidat à un poste électif. Par ailleurs, il me semble que le refus de la lustration peut aussi être dû au fait que, pendant toutes ces dernières décennies, une communauté assez importante de personnes (des intellectuels, des dissidents…) s'était maintenue parce que tous ses membres étaient amis entre eux. Peut-être que ces gens avaient simplement peur de voir cette communauté détruite si l'on apprenait que telle ou telle personne était inscrite sur les listes des informateurs du KGB…

– Les gens n'auraient donc pas voulu découvrir des vérités dérangeantes ?
– C'est ça. À ce propos, je vais vous raconter un épisode qui est arrivé à Sergueï Adamovitch Kovalev. Il avait un professeur favori, un proche, plus âgé que lui, et qui est toujours en vie aujourd'hui. Un jour, des gens ont dit à Kovalev à propos de son ami : « Vous savez, il a joué le rôle d'un provocateur dans une affaire qui a abouti à l'exécution de trois personnes. » Jusqu'à la fin de ses jours, Sergueï Adamovitch n'a pas pu admettre que c'était vrai (j'ai essayé d'échanger avec lui à plusieurs reprises sur ce sujet, car je suis le petit-fils d'un homme qui a été poursuivi dans le cadre de cette affaire). Il ne niait pas les faits avec véhémence, mais il lui était difficile d'admettre que son camarade préféré puisse avoir fait cela.
Nikita Petrov, historien spécialiste des services de sécurité soviétiques, n'était pas membre du conseil d'administration de Memorial au début des années 1990, mais il se souvient des conversations tenues à l'époque sur la responsabilité et la punition des personnes impliquées dans les répressions. À cette époque, aucune décision n'a été prise au nom de l'organisation pour ou contre la lustration, se remémore-t-il.

- Memorial est une organisation de la société civile ; or c'est au niveau de l'État que de telles décisions auraient dû être prises. Pour autant, si Memorial avait débattu largement et publiquement de cette question, cela aurait certainement influencé la décision des autorités de l'État en la matière. Mais cela n'a pas été le cas à l'époque », constate Petrov.

En ce temps-là, il étudiait les archives du PCUS et du KGB, et a été expert auprès de la commission du Soviet suprême de la RSFSR chargée de ces archives. En juin 1990, il est devenu vice-président du conseil d'administration du Centre d'information scientifique et d'éducation de Memorial. Nikita Petrov se souvient d'« une démarche » entreprise à l'initiative de Vladimir Boukovski et de Memorial : « Il s'agissait de créer une commission internationale qui prendrait sous son contrôle l'étude des archives du PCUS et du KGB. »

- Lorsque Vladimir Konstantinovitch Boukovski est arrivé à Moscou, c'est en son nom, au nom de la communauté scientifique mondiale et au nom du Centre d'information scientifique et d'éducation de Memorial qu'a été rédigé un document proposant de créer cette commission internationale, rappelle l'historien. - Si l'on considère que les objectifs de la lustration étaient de révéler toute la vérité sur les agents secrets de la sûreté de l'État et sur les personnes qui ont servi dans les organes punitifs, alors cette commission internationale aurait réussi à atteindre cet objectif. Ce document a été rédigé, et tapé sur une machine à écrire en ma présence par Vladimir Boukovski, qui est allé le porter dans les bureaux du Kremlin à l'automne 1991. Et, bien sûr, tout cela n'a rien donné. Certains responsables ne voulaient pas en entendre parler, d'autres rétorquaient : « on a déjà une commission sur les archives, pourquoi faudrait-il en plus une commission internationale ? » À leurs yeux, demander la création d'une commission internationale aurait été quelque chose de honteux, parce que cela serait revenu à reconnaître que nous n'étions pas capables de nous occuper nous-mêmes de notre histoire et de nos archives. Et de fait, il s'est avéré que, effectivement, nous ne pouvions pas nous en occuper seuls.

Le sort des archives du KGB et des listes des agents recrutés a également été discuté au sein de la commission chargée d'enquêter sur les causes du putsch d'août 1991, se souvient Petrov. La commission comprenait des membres du Soviet suprême qui avaient toujours été favorables à l'ouverture des archives - par exemple, Galina Starovoïtova et Gleb Iakounine. Mais au sein du Soviet suprême, les opposants à la lustration étaient plus nombreux.

- Un courant contraire s'y est fait jour et, assez rapidement, ils ont adopté la loi de 1992 sur les activités opérationnelles et d'investigation, qui décrétait que l'identité de tous les agents relevait du secrets d'État, explique Petrov.
- C'est-à-dire que la question avait été tranchée ! En tant que membre de la commission de la mairie de Moscou, j'ai continué à travailler dans les archives du KGB, mais j'étais bien conscient que je ne pouvais rien rendre public, et qu'il fallait pour cela une décision de l'État. Mais toute décision de l'État en ce sens était bloquée par cette loi sur les activités opérationnelles et d'investigation. Je ne peux pas dire que la cause était définitivement entendue à ce stade. S'il y avait eu un puissant mouvement public exigeant que ces secrets soient révélés, alors, bien sûr, les députés n'auraient pas pu résister à la société. Reste que l'adoption de cette loi en 1992 a été un tournant décisif.

- Il n'y a donc pas eu de demande massive de la population pour une ouverture des archives ?
- C'est difficile à dire. S'il y a une demande du peuple, celle-ci doit se manifester d'une manière ou d'une autre. Bon, il y a eu des articles dans divers magazines, dans des revues et des journaux tels que Ogoniok, Stolitsa et Moskovskie Novosti, qui correspondaient à l'humeur dominante de la perestroïka, à savoir que tout cela devait être rendu public. Mais lorsque les transformations économiques ont commencé, les priorités du grand public ont immédiatement changé. Les gens devaient trouver le moyen de survivre dans un contexte radicalement nouveau. La thérapie de choc peut détourner n'importe qui des préoccupations nobles et le ramener à la simple réalité terrestre.
« Une commission internationale aurait réussi »
Dans son livre, Evguenia Liozina montre comment les structures du KGB soviétique ont été transformées en douceur pour se répartir aujourd'hui entre le ministère de l'Intérieur, le FSB et le FSO. Les nouvelles lois russes reprennent le libellé des anciennes lois soviétiques. Le concept de « collaborateurs détachés » a été maintenu. Des généraux ayant servi au sein du KGB et ayant participé à la persécution des dissidents ont continué à occuper des postes de haut rang (par exemple, Anatoli Trofimov avait poursuivi de nombreux dissidents de premier plan en tant que chef du département d'enquête de la direction du KGB à Moscou ; dans la Russie nouvelle, il a conservé un poste de premier plan au sein du FSB).

Même quand Boris Eltsine, après sa confrontation avec le Soviet suprême en octobre 1993, a reconnu dans son décret sur l'abolition du ministère de la Sécurité (MB) que « le système des organes du VTChK - OGPU - NKVD - NKGB - MGB - KGB - MB n'était pas réformable », le Service fédéral de contre-espionnage (le futur FSB) créé pour remplacer le MB a été placé sous la direction de Nikolaï Golouchko, ancien chef du KGB de la RSS d'Ukraine. Un processus de recertification a bien eu lieu, mais sur 277 officiers supérieurs du Service, « seules 13 personnes n'ont pas été reconduites, dont plusieurs parce qu'elles avaient atteint l'âge de la retraite ».

Le remaniement des services de sécurité dans les années 1990 s'est avéré inutile pour la société, mais le chef de l'État, lui, y a gagné. « Eltsine a de nouveau utilisé les services de sécurité pour consolider son pouvoir et pour empêcher les futures tentatives de contestation de la part du Parlement. Désormais, les services étaient entièrement subordonnés au président », écrit Liozina.

- De mon point de vue, cela n’était pas un problème en soi, - commente Nikita Petrov - parce que l’idée était d’édifier un nouvel État russe fondé sur le droit et sur les principes démocratiques. La Constitution adoptée en 1993 devait permettre de construire une nouvelle Russie démocratique. Mais par la suite, cette Constitution a été enfreinte de façon quasi systématique. Quant à l’opportunité de procéder à un nettoyage de l'appareil d'État et de l’ancien appareil du Parti communiste, en 1993 cette question ne se posait pas du tout. Au contraire, à cette époque, certains des adversaires de la lustration pouvaient dire : « Eh bien, vous voyez, nous nous en sortons, nous construisons une Russie démocratique. »

- Il y avait le sentiment que l'époque avait changé, - confirme l'historien Alexeï Makarov.
– On se disait « Nous vivons dans un nouveau pays, et ces gens ne pourront plus faire ce qu’ils avaient fait l’époque soviétique », on estimait que tout cela, c’était de l’époque ancienne.

Selon Makarov, tous les tentatives isolées des victimes du KGB visant à porter plainte contre les personnes les ayant persécutées se sont révélés infructueuses. Personne n'a recherché ni à plus forte raison poursuivi les bourreaux. D’anciens agents des services secrets se sont reconvertis en « consultants en sécurité » (comme Filipp Bobkov, que l'oligarque Vladimir Goussinski a engagé à Media-MOST), sont devenus avocats ou, dans le cas des tribunaux et du Parquet, sont simplement restés à leur poste. Les psychiatres qui avaient contribué à envoyer des dissidents à l’asile ont continué à travailler à l'Institut Serbski.

Alexeï Makarov cite à cet égard le cas du juge Viatcheslav Lebedev. Dans les années 1980, quand il exerçait ses fonctions au tribunal de Moscou, il a participé à la condamnation d'Elena Sannikova et de Felix Svetov pour « activités antisoviétiques ». En 1989, il a été nommé président de la Cour suprême de Russie, poste qu'il occupe toujours.

La Cour suprême a effectué un tour complet sur elle-même.

- Un exemple : Iouri Orlov, fondateur du groupe Helsinki de Moscou, a été arrêté pour ses activités en faveur des droits humains en 1976 et condamné à 7 ans de prison et à 5 ans d'exil au printemps 1977. En 1988, il a demandé à être réhabilité. Il avait été condamné en vertu de l'article 70, « agitation et propagande antisoviétique » : à l’automne 1991, toutes les personnes condamnées en vertu de cet article seront réhabilitées. Mais en 1988, la Cour suprême a rejeté sa demande et confirmé qu’il avait été condamné à juste titre, qu’il était effectivement un ennemi de l’URSS. Six mois plus tard, les mêmes personnes qui, soit dit en passant, avaient déjà siégé lors du procès en cassation de Iouri Orlov en 1978, ont déclaré : cet homme n'a fait qu'exprimer son point de vue, nous le réhabilitons. Vingt ans passent, et revoilà ces mêmes individus qui prononcent de nouveau des condamnations politiques. Ce ne sont que des rouages du système : aujourd’hui, ils tournent dans un sens, plus tard ils tourneront dans le sens contraire…
Nikita Petrov
« Ce ne sont que des rouages du système »
Alexeï Makarov rappelle un autre problème auquel est confronté tout nouveau régime politique :

- Imaginons que nous décidons de renvoyer tous les juges ayant été impliqués dans des affaires politiques. Et maintenant ? Qui va juger dans les procès à venir ? C'est un constat auquel les réformateurs sont souvent confrontés : quand ils arrivent au pouvoir, les membres de l’appareil judiciaire en place, généralement, courbent l’échine et font ce que les nouveaux dirigeants leur disent de faire. Ces gens sont, qu’on le veuille ou non, des professionnels qui s’y connaissent dans leur domaine, même si leur niveau de compétence est très variable. De plus, les réformateurs n’ont personne pour les remplacer, et il faut bien que l’État fonctionne.

- Pour autant, il n’est pas nécessaire que ces gens dirigent l’État (référence à l’ancien tchékiste Vladimir Poutine)…
- Il faut tenir compte du fait qu'à la fin des années 1990, personne ou presque ne savait que Poutine avait travaillé non seulement en tant qu'officier de renseignement du KGB, mais qu’il avait aussi été impliqué sur le front idéologique. En plus, c’était une époque où il y avait eu plusieurs attaques terroristes, et la demande de voir un homme fort au pouvoir s’était faite de plus en plus pressante. Malheureusement, au début des années 2000, très peu de gens se sont élevés contre Poutine en rappelant qu’il venait du KGB. Pour la plupart des citoyens, ce n'était pas très important.

- Le KGB n’était donc pas perçu comme une structure criminelle ?
- Effectivement, la majorité des Russes ne voulaient pas le voir ainsi. Parce que dès lors que vous vous demandez si le KGB était ou non une organisation criminelle, vous devez nécessairement vous poser la même question sur le PCUS. Le PCUS était-il une organisation criminelle ou non ? Et si vous n’aviez été qu'un simple membre du PCUS et que, par exemple, vous n’aviez pas participé aux réunions où il fallait voter ? Et si vous aviez rejoint le parti, par exemple, pendant la guerre, alors que vous étiez au front ? Les gens ne pouvaient pas accepter l'idée qu'eux-mêmes et leurs proches avaient vécu et travaillé pendant des décennies pour un État criminel.

La Russie a eu une chance de porter officiellement un jugement sur le rôle historique du PCUS en 1991-1992, quand la Cour constitutionnelle a examiné une demande des communistes, qui souhaitaient l’annulation des décrets de Boris Eltsine sur la dissolution du parti et sur la saisie de ses biens. Nikita Petrov et ses collègues de Memorial avaient alors été chargés de rédiger une expertise sur cette question pour la Cour constitutionnelle.

- Notre objectif était d’ouvrir les yeux de la société et de prouver la nature criminelle des activités du Parti communiste de l'Union soviétique tout au long de son histoire, - explique Petrov.

Dans sa décision finale du 30 novembre 1992, la Cour constitutionnelle a reconnu que « les structures dirigeantes du PCUS ont été les initiateurs et les structures locales ont souvent été les exécutants d'une politique de répression à l'encontre de millions de Soviétiques, y compris à l’encontre des personnes ayant été déportées ». Cependant, la Cour n'a pas abordé la question de la constitutionnalité du parti lui-même, puisque le PCUS avait alors cessé d'exister et que son successeur, le KPRF, n'avait pas encore été enregistré. Cette décision mitigée a déçu les partisans de la lustration.

- La Cour a simplement constaté que les autorités avaient employé la violence et avaient enfreint les droits humains, et qu'elles avaient commis des crimes contre la population du pays. Je dirais donc qu’un jugement juridique avait été exprimé. Mais après cela, tout s'est ensablé, - déplore Nikita Petrov.

Les réformes économiques ont rapidement occupé le devant de la scène et la question du rôle du KGB dans la société soviétique a été reléguée à l'arrière-plan. Alexeï Makarov et Nikita Petrov s'accordent à dire qu'à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la Russie n'avait pratiquement aucune chance de mettre en œuvre la lustration : « Ils n’allaient pas se juger eux-mêmes ! »

- La question ne porte même pas sur la lustration en tant que telle, - poursuit Petrov. - Même si cette lustration avait été appliquée dans sa version idéale, le risque de voir la société retomber dans son passé et le risque de voir la restauration d’un pouvoir autoritaire n’auraient pas disparu. Ce qu’il faut regarder, c’est l’état de la société elle-même, c’est ce que les gens souhaitent. Nous pouvons discuter longtemps de notre passé et de notre présent, mais je ne peux pas dire que la lustration, ce soit la panacée, même si j'en suis un fervent partisan. Car les fondements rudimentaires de l'existence de la société ne peuvent pas être extirpés aussi aisément. Les gens ont été habitués pendant 70 ans à pratiquer la double pensée, à dire une chose et à en penser une autre, et il leur était très difficile de se réadapter. Pour que cela soit totalement relégué dans le passé, il faudrait sans doute qu’une nouvelle génération succède à la précédente dans un système pleinement démocratique.

– On ne peut donc pas dire que s'il y avait eu une lustration, Poutine ne serait pas président et il n’y aurait pas de guerre ?
– Cela n'aurait rien changé. Pour une raison simple. La lustration n'est pas une interdiction éternelle d'exercer une profession ; or de nombreux anciens officiers du KGB à la retraite ne travaillaient plus pour les services dans les années 1990. En quoi auraient-ils été menacés par la lustration ? La lustration est sans doute un bon outil de purification morale et éthique de la société, mais ce n'est pas une solution miracle garantissant qu'il n'y aura pas de rechute.

- Mais vous pensez tout de même qu’elle était nécessaire ?
- Je crois que c'était nécessaire, bien sûr. Cela aurait peut-être permis de consolider les fondements de la démocratie. Et cela aurait représenté une sorte de compensation morale pour ceux qui avaient souffert du système soviétique. Il reste que cela tous les problèmes n’auraient pas été résolus pour autant ; cinq à dix ans plus tard, des personnes ayant été visées par la lustration seraient revenues au pouvoir, et qu’aurait-on pu y faire ? En réalité, il aurait fallu une rupture. Il aurait fallu déclarer le système soviétique criminel et ne pas conserver ses lignes étatiques. La lustration aurait contribué à rompre avec cet héritage soviétique, mais cela ne s’est pas produit, et les pratiques soviétiques ont été reproduites.

Après le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine, la complexité de la tâche a doublé : la société aura à se prononcer sur le caractère criminel non seulement du régime soviétique, mais aussi du régime post-soviétique de Poutine (Alexeï Navalny, par exemple, a écrit à ce sujet dans son manifeste rédigé en prison). Est-ce réaliste ?

- En ce qui concerne la société civile, elle a d’autres chats à fouetter en ce moment. Elle est occupée soit à aider les citoyens ukrainiens, soit à survivre en Russie ou à l'étranger, - souligne Alexeï Makarov. - Il s'agit en partie d'une histoire de génération. D'une part, il sera plus facile pour la nouvelle génération de se confronter à ces questions. D'autre part, la question est de savoir si cette génération aura à le faire.

- Je ne suis pas favorable aux approches simplistes. Beaucoup de gens considèrent la lustration comme une panacée, une façon d’effectuer un grand bond vers un avenir radieux, commente Ian Ratchinski. - La condition préalable à la lustration est la rupture radicale avec l'étape précédente, au moins sur une question précise. Il doit y avoir un critère de différenciation clair. Et il est très difficile d'imaginer cela dans un avenir proche. Ce qui pourrait se produire, ce serait plutôt une recertification de l'ensemble des dirigeants, des chefs des structures de force et des juges. Dans tous les cas, ce qui doit être jugé, c’est la responsabilité personnelle, et non l'appartenance à une classe sociale. Si un député a voté en faveur d'une loi criminelle, alors il faut le priver de la possibilité de poursuivre son activité législative. Si un juge a rendu un jugement illégal, il doit chercher un autre emploi. Si lustration il doit y avoir, elle devra se faire uniquement sur la base des actions concrètes des individus, et ceux qui la mettront en œuvre ne devront pas se laisser enivrer par le sentiment qu’ils purifient le pays.
« Ce n’est pas une solution miracle garantissant qu’il n’y aura pas de rechute »