LE JEU DES SEPT ERREURS
CES CITATIONS DE VÉTÉRANS DE LA GUERRE D'AFGHANISTAN QUI RAPPELLENT LA PROPAGANDE DE LA GUERRE EN UKRAINE
Le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan s'est achevé le 15 février 1989. L'URSS avait envahi le pays dix ans plus tôt au nom de son « devoir international », qui l'aurait incitée à « aller porter assistance » aux Afghans.

En 2019, à l'occasion du 30e anniversaire du retrait des troupes, le média « 7x7 » a interrogé des vétérans d'Afghanistan de différentes régions de Russie sur leur perception de cette guerre. En lisant ce texte cinq ans plus tard, nous avons été surpris de constater à quel point il serait difficile de voir la différence entre ces témoignages et l'époque actuelle si l'on y remplaçait « Afghanistan » par « Ukraine ».

Nous avons sélectionné des citations d'anciens combattants tirées de l'enquête de 2019 et les avons comparées avec des propos tenus par des représentants des autorités russes et par de simples citoyens de la Fédération de Russie qui soutiennent la guerre en Ukraine. Nous nous sommes également entretenus avec Alexander Tcherkassov, ancien président du conseil du Centre des droits de l'homme Memorial, sur les similitudes et les dissemblances entre les deux conflits.
Si conflit afghan a été planifié comme une guerre à grande échelle avec l'OTAN, alors que la guerre en Ukraine devait rapidement aboutir à l'occupation du pays et s'arrêter là, dans les faits, ces deux opérations militaires se sont transformées en conflits prolongés.
Les similitudes
15 Février 2024
DISCLAIMER:
Cet article a été écrit dans le cadre du projet « 30 ans avant » du Centre des droits humains Memorial. Les opinions de la rédaction et celles du Centre des droits humains Memorial peuvent diverger.
Afghanistan 1979 — 1989
« Nous pensions accomplir notre devoir international en aidant un gouvernement ami qui avait demandé notre soutien »
— Alexandre Rassokhine, vétéran de la guerre d'Afghanistan, originaire de la République des Komis
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« Les circonstances nous obligent à agir de manière décisive et immédiate. Les républiques populaires du Donbass ont appelé la Russie à l'aide. »
— Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie
Source: KREMLIN.RU
Ce fut [en Afghanistan] une guerre brutale avec des exécutions, des bombardements de villages et des nettoyages de villes. C'est en Afghanistan que les pratiques qui ont été utilisées plus tard dans le Haut-Karabakh, en Tchétchénie et en Ukraine ont commencé à être employées. On peut dire que la Russie est en guerre depuis plus de 40 ans : la guerre d'Afghanistan, les guerres à la périphérie de l'Union soviétique, dans l'espace post-soviétique, la première et la deuxième guerres de Tchétchénie. Il s'agit d'une chaîne continue de guerres où les mêmes méthodes ont été employées, explique Alexandre Tcherkassov.

De son point de vue, les guerres d'Afghanistan et d'Ukraine ont de nombreux points communs : toutes deux se caractérisent par une agression commise à l'encontre d'un État étranger et l'ingérence dans ses affaires intérieures, avec l'implication des services de renseignement. De plus, les interventions de Moscou en Afghanistan et en Ukraine ont, l'une comme l'autre, provoqué l'introduction de sanctions visant l'URSS et la Russie ainsi que leur exclusion du sport mondial, et ont rapproché le monde de la possibilité d'une guerre nucléaire globale.
Afghanistan 1979 — 1989
« Pourquoi l'Union soviétique a-t-elle décidé d'engager des troupes ? Elle craignait que les Américains n'arrivent en Afghanistan pour y déployer leurs missiles. Ils auraient alors commencé à déstabiliser nos républiques d'Asie centrale en jouant sur les tensions interethniques. »
— Sergueï Kremenev, vétéran de la guerre d'Afghanistan, originaire de Maloïaroslavets
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« Les Anglo-Saxons et leurs alliés tentent de déstabiliser la situation sociopolitique en Russie et de provoquer des conflits interethniques. »
— Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie
Source: RG.RU
Parallèlement à ces opérations extérieures, des changements se produisaient à l'intérieur. Tcherkassov rappelle que la répression s'est intensifiée dans les années 1980. Le militant des droits humains Andreï Sakharov a été envoyé en exil à Gorki pour sept ans, sans procès, pour avoir condamné l'invasion de l'Afghanistan. Près de 20 000 personnes ont été interpellées en Russie en raison de leur opposition à la guerre (chiffres d'OVD-Info au 11 février 2024).
Aujourd'hui, l'Ukraine est le sujet principal des actualités en Russie. Ce n'était pas le cas de la guerre d'Afghanistan, qui se déroulait « quelque part, au loin ». Bien sûr, tout le monde savait qu'on envoyait [des soldats] en Afghanistan, il y avait des gens qui en revenaient, on pouvait se procurer semi-clandestinement des compilations de chansons « afghanes »… Mais c'était une guerre dans l'ombre, estime Alexandre Tcherkassov.
Les dissemblances
Afghanistan 1979 — 1989
« L'URSS a-t-elle eu raison de retirer ses troupes en 1989 ? En fait, elle n'aurait pas dû les y envoyer. Mais cela dépendait des politiciens, pas de nous. Nous étions de simples soldats. »
— Iskhak Baïchev, vétéran de la guerre d'Afghanistan, originaire de Penza
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« Rien ne dépend de nous. »
— une habitante de Moscou dans l'émission « Litsom k sobytiiou » (Face à l'événement)
Source: RADIO SVOBODA
Tcherkassov rappelle que la propagande soviétique martelait un discours de paix et d'amitié entre les peuples dans lequel la guerre coloniale en cours ne trouvait pas sa place. On parlait peu de l'effort de guerre, que ce soit au niveau des dirigeants du pays ou au sein de la société. La plupart des gens ressentaient l'injustice de la guerre, mais ils essayaient de l'ignorer.

D'après le militant des droits humains, la guerre d'Ukraine n'est pas du tout perçue par la société de la même façon que l'était la guerre d'Afghanistan. Pour la plupart des Soviétiques, l'Afghanistan était une honte inavouée, alors que pour de nombreux Russes, les actions militaires en Ukraine sont un motif de fierté. Tcherkassov ajoute que la guerre en Ukraine affecte les gens plus fortement que celle d'Afghanistan :

- L'impossibilité de cette guerre était l'une des composantes de l'impossibilité de la continuation de l'existence de l'Union soviétique. Aujourd'hui, au contraire, la guerre d'Ukraine permet une transformation profonde de l'État russe – une transformation qui ne va certainement pas dans le bon sens.

Cette transformation est liée à un changement de la perception de la guerre en tant que telle. À l'époque soviétique, on disait à propos de la guerre « plus jamais ça ». Aujourd'hui, la mémoire de la guerre n'est plus que celle d'une victoire désincarnée, et non pas celle de son prix.
Afghanistan 1979 — 1989
« Notre objectif principal était d'empêcher une invasion étrangère, et c'est ce que nous avons fait en 1982. »
— Alexandre Pitatelev, vétéran de la guerre d'Afghanistan originaire de la République des Maris
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« [L'invasion de l'Ukraine] n'est pas seulement une réponse à des actions hostiles, c'est aussi une action préventive visant à éliminer une menace militaire. »
— Dmitri Medvedev, secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie
Source: TASS
Alexandre Tcherkasov considère que l'expérience afghane aurait dû amorcer un processus de remise en question de la guerre en tant que telle, et devenir, à l'avenir, un vaccin contre tout nouveau conflit. Mais ce processus a été entravé par la politique de l'URSS et, plus tard, de la Russie. L'expert définit les années 1990 comme l'époque où la société russe a refusé de repenser la guerre. En 1994, trois ans après l'effondrement de l'URSS, la Russie a lancé, en Tchétchénie, une nouvelle guerre « victorieuse ». Selon Tcherkassov, le but premier était de permettre à Boris Eltsine, devenu très impopulaire, de conserver son électorat. Les autorités croyaient qu'une victoire rapide sur les bandes séparatistes renforcerait le président et rétablirait la confiance de l'opinion publique en sa personne.

À partir de 1995, des défilés en l'honneur de la victoire sur le nazisme ont été organisés chaque année sur la Place Rouge le 9 mai, ce qui a contribué à ancrer dans les esprits l'association directe entre guerre et victoire.

- Quel regard porter sur la guerre d'Afghanistan, dès lors que notre « glorieux » passé est une composante de notre avenir « radieux » ?, s'interroge Tcherkassov.
Alexandre Tcherkassov constate que la propagande est devenue plus puissante aujourd'hui. Alors qu'à l'époque soviétique, le nombre de journaux et de chaînes de télévision était limité, la propagande se déploie désormais par le biais d'innombrables nouvelles plateformes sur Internet.

Hier comme aujourd'hui, il y a au cœur de la propagande de Moscou l'affirmation que la guerre que ses militaires conduisent dans un pays étranger est une guerre préventive. On retrouve chez les dirigeants soviétiques et russes l'idée que l'intervention est nécessaire pour contrecarrer les plans de l'OTAN. Cette rhétorique renforce dans l'esprit des Soviétiques et des Russes l'idée que leur pays livre une « guerre juste ».

La propagande militaire emploie des arguments qui aident les citoyens à ne pas se sentir complices d'un crime. Selon Tcherkassov, cela est dû au fait que les dirigeants ont conscience du fait que chaque individu éprouve le besoin de sentir qu'il se conduit de façon honorable. Les gens veulent croire qu'ils sont forts et honnêtes, qu'ils tiennent parole et qu'ils protègent les faibles.
Le rôle de la propagande dans la justification de l'agression
Afghanistan 1979 — 1989
« Au départ, nos troupes sont entrées pour aider les Afghans à créer des entreprises, à soigner les malades… Le contingent de troupes soviétiques en Afghanistan était limité. »
— Nikolaï Kirjenko, vétéran de la guerre d'Afghanistan originaire de Kirov
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« Toutes nos actions visent à aider les personnes qui vivent dans le Donbass. C'est notre devoir et nous le remplirons jusqu'au bout. »
— Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie
Source: IZVESTIYA
- « Nous n'attaquons pas, nous nous défendons » ; « nous ne violons pas les traités, ce sont les autres [pays] qui les violent » ; « nous ne sommes pas les agresseurs, c'est l'ennemi qui est l'agresseur » ; « nous protégeons les civils » : tout cela vise à créer chez les gens le sentiment qu'ils se trouvent du bon côté, du côté de la justice. Et doit les motiver à participer davantage [à la guerre ou à sa justification] », explique Alexandre.
Afghanistan 1979 — 1989
« Tout ça, c'est de la politique. Ceux qui souffrent, ce sont les individus lambda. »
— Iskhak Baïchev, vétéran de la guerre d'Afghanistan, originaire de Penza
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« Chaque jour, des civils souffrent et meurent dans le sud-est [de l'Ukraine]. »
— Svetlana Petrenko, représentante officielle du Comité d'enquête de la Fédération de Russie
Source: INTERFAX
Dans la même logique, les propagandistes et les autorités s'efforcent de ne pas utiliser le mot « guerre ». L'emploi des formules « introduction d'un contingent limité de troupes » en Afghanistan et « opération militaire spéciale » en Ukraine vise à faire en sorte que ces événements soient perçus comme quelque chose de positif, d'indispensable et de nullement honteux.
Afghanistan 1979 — 1989
« Dans le journal [militaire], nous écrivions sur tout ; seulement, des mots comme « blessé », « bataille » ou « embuscade » étaient remplacés. Parce que nous n'étions pas censés être en guerre, nous étions là pour faire de l'aide internationale. C'était en 1981-1983. »
— Nikolaï Kirjenko, vétéran de la guerre d'Afghanistan originaire de Kirov
Source: 7х7, 2019
Ukraine 2022 — présent
« La Russie ne fait pas la guerre. Nous ne faisons pas la guerre. La guerre est une chose totalement différente, c'est la destruction complète des infrastructures, la destruction complète des villes, etc. Nous ne faisons pas cela. »
— Dmitri Peskov, porte-parole du président de la Fédération de Russie
Source: GAZETA.RU
- Mon regretté ami Micha Rozanov a écrit un article intitulé « Je suis un antifasciste ». L'une des observations qui y figure est la suivante : « Le fascisme rend toute la nation – les bons et les méchants, de façon consciente ou non, et même les victimes – complice des crimes qu'il commet. », conclut Alexandre Tcherkassov.