Immédiatement après l'entrée des troupes en Tchétchénie, les autorités ont étroitement contrôlé l'accès des journalistes à la république, organisant de fait un blocus de l'information, se souvient un ancien correspondant de Radio Svoboda (Radio Liberté, ndt), qui travaillait dans la république à l'époque (il a souhaité garder l'anonymat).
Tous les journalistes devaient obtenir une
accréditation auprès du Rosinformcenter (« Centre d’Information Russe », structure étatique, ndt). Le service de presse du ministère de la Défense accompagnait tous les tournages, qui ne duraient que quelques heures. Dans le même temps, il était
interdit de se déplacer par ses propres moyens sur le territoire de la république et de parler avec des militaires. En cas d'infraction à cette règle, l'accréditation était immédiatement retirée ; c'est ce qui est arrivé, par exemple, au correspondant de l'ORT Vadim Tchelikov, qui a filmé le travail de la base militaire russe de Khankala sans autorisation.
Malgré ce blocus de l'information, certains journalistes parvenaient à se rendre où ils voulaient, même sans accréditation, se souvient Dmitrievski. Selon lui, ça pouvait ressembler à des opérations partisanes : « Toute une mascarade était nécessaire. On me faisait changer de vêtements, on me faisait monter dans une voiture avec d’autres Tchétchènes et on me disait : « Souviens-toi, tu es un Tchétchène, tu vas à un enterrement ». Et, visage de marbre, je franchissais le check-point « Kavkaz-1 », à la frontière entre la Tchétchénie et l'Ingouchie, en utilisant toute ma richesse lexicale : les 15 mots tchétchènes que je connaissais à l'époque. Ensuite, aux check-points à l’intérieur de la république, personne ne se souciait du passeport que j'avais.
Quelques mois plus tard, les règles ont changé : en Tchétchénie, mon seul laissez-passer resté valide a été celui délivré par le conseiller du président Sergueï Yastrjembski. Ce laissez-passer me donnait le droit de recevoir des messages des centres de presse militaires de Mozdok, Goudermes et Khankala et de participer à des voyages de groupe supervisés en Tchétchénie.
Seuls les journalistes russes pouvaient obtenir ce document plutôt restrictif, les étrangers, eux, n'avaient quasiment aucune chance. Comme le dit le journaliste tchèque Jaromir Štětina, qui a couvert la deuxième guerre, les autorités fédérales avaient délibérément fait de la Tchétchénie un « trou noir de l’information ».
Nos interlocuteurs rappellent qu'à l'époque, les journalistes étrangers n'acceptaient pas ces nouvelles règles, et surtout ne les comprenaient pas du tout. Alors le Kremlin est passé à l'action.
En décembre 1999, sept professionnels des médias, américains, britanniques et espagnols
ont été arrêtés en Tchétchénie pour avoir violé le régime d'accréditation. Ils ont été emmenés par hélicoptère sur une base militaire russe où ils ont été retenus pendant 9 heures.
Quelques semaines plus tard, le Britannique Giles Whittell, correspondant du Times,
est arrêté par Viktor Kazantsev, commandant des forces armées russes dans le Caucase du Nord, pour défaut d'accréditation. Auparavant, son collègue Anthony Loyd avait été expulsé de la république : soupçonné d'espionnage, des agents du FSB l'avaient interrogé à Mozdok pendant quatre jours et l'avaient relâché sous la pression de l'ambassade britannique à Moscou.
Le journaliste japonais Masaaki Hayashi, qui travaillait dans la république depuis 1994, n'a été libéré par l'armée russe qu'après
avoir promis de quitter immédiatement la Tchétchénie. Il
avait été arrêté en août 2000 pour la même raison, à savoir l'absence d'accréditation.
Toutefois, il est arrivé que des journalistes russes soient également été arrêtés et détenus pour diverses raisons.
En septembre 2000, lors d'une émission en direct de NTV, des militaires
ont tenté de perturber le travail de l’équipe de tournage sur la base militaire de Khankala et ont forcé le cameraman à s'allonger par terre. Un colonel présent sur place, dont le nom n'a pu être établi, a menacé de tuer le correspondant Vadim Fefilov en cas d’insubordination. Le premier chef adjoint de l'état-major général, Valeri Manilov,
a imputé l'incident aux journalistes eux-mêmes : l'armée considérait donc désormais les interventions en direct de correspondants dans les journaux télévisés comme une violation de la loi.
L’arrestation d’ Anna Politkovskaïa, journaliste de Novaya Gazeta, dans le village de Khatuni a été également un événement très médiatisé. Officiellement, les militaires du 45e régiment de troupes aéroportées ont arrêté la journaliste pour une prétendue absence de documents, mais Memorial a rapporté que Politkovskaïa avait été tenue de détruire toutes les notes qu’elle avait prises après avoir visité le village tchétchène de Makhkety.
Le plus difficile pour Politkovskaïa n'a pas été la menace d'exécution, mais la confiscation de son carnet de notes, déclare le défenseur des droits humains Alexandre Tcherkassov. Selon lui, de nombreuses personnes interrogées par la journaliste ont été tuées par la suite : « Ils ont méthodiquement fait le tour et tué tous ceux dont les noms apparaissaient dans ce carnet. Ce sont des membres d’un groupe des troupes aéroportées et des agents du FSB affectés au village de Khatuni qui ont procédé à ces assassinats. Le désormais célèbre Igor Strelkov (Guirkine), l'ancien chef des séparatistes de Donetsk, travaillait également dans ce groupe, il coordonnait les disparitions de personnes ».
Dans certains cas, les militaires russes n'ont même pas essayé d’inventer un motif de détention, comme dans le cas d’un ancien collaborateur de Radio Svoboda, qui nous a parlé sous couvert d’anonymat. Lors de la deuxième guerre russo-tchétchène, il travaillait du côté contrôlé par les « fédéraux », tandis que son collègue Andreï Babitski avait réussi à passer du côté des Tchétchènes luttant pour leur indépendance.
En novembre 1999, notre interlocuteur a été arrêté à la frontière entre la Tchétchénie et l'Ingouchie. Sans aucune explication, le commandant militaire lui a pris tous ses documents, y compris son accréditation, et l'a placé en détention. Il a passé plus d'une journée dans un « zindan », une fosse creusée dans la terre.
« Lorsque mon collègue de Radio Svoboda, Andreï Babitski, a appelé le commandant du poste de contrôle, ce dernier a exigé d'une voix ivre une prostituée en échange de ma libération : « Paye pour une nuit et récupère "celui-là" ». Ils se comportaient comme ça à l’époque, ils nous ont fait comprendre dès le début que tout ce que nous avions connu pendant la première guerre était bien terminé. Désormais, les règles du jeu étaient différentes : les journalistes seraient les serviteurs du Kremlin et de l'armée : ils écriront ce qu'on leur dira et livreront des prostituées », a déclaré le journaliste au site internet Kavkaz.Realii. Il n'a été libéré qu'avec la participation de Rouslan Aouchev, alors dirigeant de l'Ingouchie.
Deux mois plus tard, Babitski était lui-même arrêté en Tchétchénie, ce qui, selon plusieurs de nos interlocuteurs, a constitué une nouvelle étape dans les relations entre la presse et le Kremlin.